L’univers des chartreux est un « monde de silence »
déroutant pour les non initiés. Ces hommes et ces femmes, retirés dans la solitude de leur « désert »
monastique, n’ont transmis que peu de témoignages sur leur « vie cachée »
. On ne peut donc parler des monastères cartusiens sans évoquer préalablement leur mode de vie et leur organisation générale.

de Neuville sous Montreuil
(Pas de Calais)
Une chartreuse est assimilable à un petit village, fermé sur lui même, dont l’implantation est, depuis l’origine de l’Ordre, liée à la notion de « désert »
. La proximité d’une rivière ou d’un marais pour l’alimentation en eau du couvent, était déterminante dans le choix du site et du plan de la maison. Le terrain choisi couvrait environ deux hectares et le mur de clôture était un obstacle d’environ 6 m de hauteur, qui les protégaient des rôdeurs et des pillards.
Les bâtiments sont répartis en trois groupes distincts qui permettent d’entrer progressivement au sein même de la vie cartusienne et de favoriser une étroite union de la vie communautaire à celle de la vie d’ermite.
Les bâtiments étrangers à la vie conventuelle
les bâtiments étrangers à la communauté à la vie conventuelle sont ceux de la porte d’entrée principale, dite « la porterie »
et le pavillon de « l’hôtellerie »
.
- l’entrée du couvent se fait par une grand-porte ouvrant sur une petite cour donnant sur le portail de l’église et conduisant aux obédiences. Le bâtiment attenant à la porte, héberge les corps de logis du portier et les familiers du monastère.
- Le quartier des étrangers, dit l’hôtellerie, est situé à proximité de l’entrée principale, de l’église et du grand cloître. Il permet d’accueillir des retraitants ou des voyageurs et son ameublement est des plus modeste. D’autres chambres, plus confortables sont réservées à des personnages plus importants comme l’Evêque du Diocèse ou d’autres religieux. L’hospitalité étant de rigueur dans l’Ordre, les hôtes étaient accueillis
« honnêtement »
, c’est à dire modestement et leur repas ne comportait jamais de mets gras.
Les bâtiments cénobitiques
Les bâtiments « cénobitiques »
permettent une vie en commun des religieux. Ils comprennent l’église, les chapelles où les moines disent la messe, la sacristie, le chapitre des pères, celui des frères, le réfectoire, mais aussi les différentes « obédiences »
des frères (cuisine, boulangerie, buanderie, menuiserie, forge, cordonnerie, étables, etc…).

à l'église de la Grande Chartreuse
(Isère)
L’église n’est destinée qu’à la communauté (13 moines et une quinzaine de frères donnés ou convers). Ses dimensions sont de ce fait réduites et les religieux s’y retrouvent trois fois par jour, pour la messe conventuelle de 7 h, pour les vêpres à 15 h et pour Matines de 23 heures à 2 heures. L’édifice est divisé en 3 parties distinctes,
- le
« sanctuaire »
est désigné par les Statuts sous le nom d’autel. - le
« chœur des pères »
, spacieux, a ses murs parés de boiseries qui tombent jusqu’aux stalles des moines, alignées de chaque côté du choeur. - le
« chœur des frères »
, au fond de la nef, est d’une longueur équivalente à celle du chœur des Pères. Il en est séparé par un jubé et une grille dont l’ouverture par le Père procureur, n’est opérée qu’au moment de la consécration.
Flanquée de la sacristie, de la bibliothèque et de la salle du Chapitre, l’église présente les caractéristiques majeures suivantes,
- orientation vers l’est,
- une nef rectangulaire, sans bas côtés, ni transept, chapelle latérale ou tribune. Sa largeur, généralement égale à la moitié de la longueur, avoisine les 9 m.
- La voûte atteint rarement plus de 10 m.
- L’abside, voûtée en cul de four, est à peu prés de la largeur de la nef.
- Les murs sont forts épais. Ils peuvent aller jusqu’à deux mètres et l’emploi de la brique peut passer pour un signe de pauvreté. Les murs intérieurs sont blanchis par un crépi à faux joints marqués de rouge.
- Une cloche est suspendue dans un campanile de bois couvert d’ardoises dont l’élévation est réduite. Implantée au dessus du chœur, elle permet à chacun des moines de la faire sonner, selon l’usage, en entrant pour l’office.
- Les fenêtres, hautes et étroites, dominent les dossiers des stalles, mais donnent peu d’éclairage dans la nef. Une fenêtre plus vaste, éclaire le chœur.
- Imposées par la liturgie cartusienne, 2 marches surélèvent le sanctuaire où, seul, l’autel compte. Détaché de l’abside, c’est une grande dalle de marbre de 2.40 m sur 1.20 m, en forme de caveau qui sert de table.
- L’accès se fait par trois portes basses, à double battant, sans ornement intérieur. Deux portes, latérales, donnent sur le petit cloître ou la sacristie et avoisinent les marches du sanctuaire. La troisième porte, percée dans la façade occidentale, est précédée d’un porche couvert où les frères remettent un peu d’ordre à leur tenue avant de pénétrer dans le chœur des donnés et convers.
La sacristie est la première pièce desservie par la galerie Est du petit cloître. Elle est toujours voûtée de matériaux non inflammables pour protéger « le trésor de l’église »
des dangers d’incendie. De petite dimension, elle est accolée au sanctuaire, au contact immédiat de la cellule du Père sacristain.
La salle capitulaire fait suite à la sacristie dans le petit cloître. Voûtée, de forme carrée ou rectangulaire à 2 ou 3 travées, ses dimensions varient de 6 à 10 m de long sur 5 à 8 m de large. Sa particularité est d’être toujours fermée, parfois même séparée du petit cloître par une sorte d’anti-chambre, pour donner aux délibérations capitulaires un caractère secret, conforme aux Statuts de l’Ordre.
Le réfectoire, plus vaste que la salle du chapitre, est un long corps de logis rectangulaire qui longe la galerie du petit cloître qui la dessert. Ses fenêtres sont étroites et dépourvues d’ornement. Par commodité, la cuisine (grande pièce rectangulaire comportant une grande cheminée adossée à la muraille) est rejetée au bout du réfectoire, à l’extérieur du petit cloître, pour éviter que les bruits et les odeurs n’incommodent le cloître.

Les religieux n’y prennent leur repas en commun que le dimanche et certains jours de fête. L’agencement de la pièce et la décoration intérieure sont sommaires, mais la tradition cartusienne veut qu’un tableau de la « Cène »
y soit suspendu. Le couvert est d’une extrême simplicité, fourchette, cuillère et coquetier sont en bois, les assiettes en faïence commune et une tasse à deux anses, remplace le verre. La table du fond, réservée au Père prieur, est dominée par un crucifix. Les religieux occupent les autres tables par rang d’ancienneté. Un escalier droit, fort raide, permet d’accéder à la chaire du lecteur. Tous deux sont pris dans l’épaisseur du mur. Un religieux y fait une lecture en latin, tirée de l’Ecriture sainte, « de telle façon que chaque année on entend la Bible presque entière, soit au chœur, soit au réfectoire »
précisent les Statuts. La pitance, mesurée à l’avance, est servie à part et les religieux prennent leur repas « en silence, les yeux baissés vers l’assiette, les mains reposant sur la table, les oreilles attentives à la lecture »
.
Le petit cloître, voisin de l’église, est à l’inverse du grand cloître, exigu. Ses dimensions s’apparentent à un carré d’une dizaine de mètres de côté et ses 4 galeries ne comprennent, outre les travées d’angle, que 2 à 4 travées.
Les « obédiences »
(terme cartusien définissant l’ensemble des bâtiments nécessaires à la vie d’une chartreuse) n’ont pas de traits architecturaux généraux. Aucun plan n’est prédéfini, si ce n’est que la cour qui les dessert, précède toujours l’accès aux bâtiments conventuels. Elles sont généralement éloignées des cellules, afin de ne pas troubler le silence et le recueillement des pères.
L’esprit de pauvreté des chartreux et leur hantise d’entretenir des rapports avec le monde extérieur, les poussent à vivre en autarcie. Les obédiences sont souvent de dimension restreinte et le personnel a toujours été peu nombreux. Si l’inventaire du 28 mai 1790 par les officiers municipaux de Gosnay, n’évoque que la brasserie, la basse cour, la boutique du maréchal et la menuiserie, celui du 27 août 1791 par les commissaires du district révolutionnaire de Béthune est plus précis. On y cite la laiterie, la boulangerie, la cuisine, les écuries, les étables à cochon, la forge, la basse cour, la charronnerie, la couturerie, la buerie, la relaverie, la menuiserie, l’ouvroir du tonnelier, la brasserie, les granges, les chambres du portier, des moissonneurs, du laitier, du maître des labours, du cuisinier mais aussi les greniers et les caves à bière, sous le réfectoire.
Les bâtiments anachorétiques
Les bâtiments « anachorétiques »
favorisent une vie d’ermite dans le monastère. Ils comprennent le grand cloître, les cellules des pères, la bibliothèque, le cimetière et la chapelle des morts.
Le grand cloître, carré ou rectangle plus ou moins étiré, demeure la partie centrale du couvent. Sa galerie n’est qu’un simple lieu de passage pour les moines devant se rendre, en silence, dans les différents lieux communautaires.

Le mur extérieur est percé par les portes des cellules et par les guichets accolés, destinés à recevoir la nourriture ou autres objets nécessaires au Père chartreux. Le déambulatoire est assez étroit, sa largeur varie de 1 m 40 à 2 m 40 selon les maisons et l’espacement entre les portes est trop important pour constituer un élément décoratif du cloître.
Les fenêtres en vis à vis, assez nombreuses (plusieurs dizaines), sont closes de vitraux historiés, offertes par des donateurs. Elles déroulent des scènes de la vie du Christ ou commémorent certains événements comme le martyr des chartreux anglais, sous Henri VIII. Plusieurs maisons, dont celles d’Avignon et de Gosnay, créèrent à cet effet un vitrail pour manifester leur soutien. Celui du Val Saint-Esprit, dans le grand cloître, représentait l’affreux supplice de leurs frères. « On les avait pendus, puis décrochés encore vivants pour couper leurs membres et leur arracher le cœur »
rappelle Monseigneur Lestoquoy dans son Histoire du Diocèse d’Arras (1949). Aux 4 fresques, des inscriptions versifiées ajoutaient à l’horreur :
« comment le roi anglais Henry VIIIé
sept Chartreux pendre
et trainner au gibet fait inhumainement
puis pendre encore vivant faisant couper la corde
précipiter les feit, honteuseument trancher
tous leurs membres honteux et sans miséricorde
leur cœur, entrailler du corps, vif leur fait arracher .... »
Les cellules des religieux sont les lieux de vie solitaire des pères chartreux. Ils n’en sortent que pour les offices religieux ou pour se rendre au réfectoire le dimanche midi. « l’habitant de la cellule estimera la cellule aussi indispensable à son salut et à sa vie que l’eau aux poissons et le bercail aux brebis. Plus il y aura séjourné, plus il y demeurera volontiers, à condition de s’y occuper avec ordre et avec fruit, par la lecture, l’écriture, la psalmodie, la prière, la méditation, la contemplation et le travail. »
affirment les statuts de l’Ordre.

Plan en coupe
d'un ermitage des chartreux
Construites à l’identique sur le pourtour extérieur du déambulatoire, les cellules cernent le cloître et son cimetière et ne se différencient les unes des autres que par leur orientation. Leur nombre est fixé à 12 par les Statuts, parfois 13 ou 14 tout au plus. De l’extérieur, les cellules présentent l’aspect de petits pavillons individuels semblables, avec un petit jardinet aveugle. L’agencement intérieur est simple, commode et bien distribué. Chacune des cellules a son entrée sur le grand cloître par un petit vestibule. Un petit guichet, prés de la porte d’entrée est agencé de telle façon que le frère chargé d’apporter la nourriture ou l’objet demandé, ne puisse voir ou être en contact direct avec l’habitant de la cellule.
Chaque Père chartreux dispose au rez de chaussée d’un promenoir (une étroite galerie couverte, longeant un côté du jardin et menant à la fosse d’aisance, balayée d’un filet d’eau continu), d’un petit jardin, d’un bûcher et d’un atelier où le chartreux est contraint de s’occuper manuellement chaque jour de 10 heures à 14 heures 30. Selon ses goûts et ses aptitudes, le moine se fait alors tourneur, menuisier, sculpteur ou jardinier. A l’étage, « l’Ave Maria »
est une forme d’antichambre avec cheminée et placard dans le mur qui permet au religieux de se recueillir chaque fois qu’il rentre au « Cubiculum »
.

Pére chartreux au Cubiculum
- Cette deuxième pièce, assez vaste, est son lieu de vie principal où se trouvent,
- un lit en forme d’armoire, constitué d’une paillasse de grosse toile avec traversin, draps et couvertures de laine où il se repose de 19 heures à 22 heures 30 puis de 2 heures à 5 heures 45.
- un oratoire,
- un cabinet de travail, constitué d’une table, un pupitre et une modeste bibliothèque constituée de quelques livres sur rayonnages.
- une seconde table, prés de la fenêtre, où il prend ses repas.
Les murs sont blanchis à la chaux et les sols sont couverts de petits carreaux rouges. Toutes les fenêtres de la cellule, petites, prennent le jour sur le petit jardinet où des murs élevés empêchent toute communication avec les habitants de cellules voisines.
Si des commodités comme l’eau courante et l’électricité ont été admises, une disposition plus rationnelle des moyens de chauffage n’a jamais été tolérée par tradition impérative et restrictive de l’Ordre. A cet effet, le chauffage de la cellule n’est assuré que par un petit poêle à bois à l’étage.
Le cimetière des pères, cerné d’une murette, est situé dans le préau du grand cloître. A sa mort, le père chartreux y est inhumé sans cercueil, enveloppé seulement dans ses vêtements monastiques et son nom est porté dans « l’Obitaire »
(registre des obits à célébrer par la communauté). Les tombes ne sont marquées que par des croix de bois anonymes, parfois de pierre pour quelques prieurs remarquables. Les séculiers sont par contre inhumés dans un cimetière particulier, distinct de celui des religieux, souvent implanté à proximité de l’église. Le Chapitre général de 1350 limita le nombre des sépultures à 12 par an et celui de 1393, le ramena à 4. Cette ordonnance fut renouvelée chaque année à partir de 1400.

Bibliothèque de la Grande Chartreuse
La bibliothèque est généralement située au dessus de la salle capitulaire, avec les archives de la maison. Contrairement aux autres Ordres religieux, la bibliothèque de chartreuse n’est pas un lieu de travail collectif. Les livres vont aux religieux, dans leur cellule, par l’intermédiaire du Père sacristain, pour des travaux de recherche ou de documentation. En septembre 1791, les commissaires du district révolutionnaire de Béthune se sont attardés dans la bibliothèque où ils ont recensé un « modeste mobilier (une table, une clochette, des rayons et une mauvaise échelle) et 1352 livres, parchemins ou publications diverses »
avant de les emmener.
La constance de ces traditions architecturales reflète l’importance des fonctions liturgiques dans la vie des chartreux et leur attachement jaloux à leur propre rite. Les chartreux ont toujours voulu dépasser les autres Ordres religieux en « sainte simplicité »
, fuyant toute forme de recherche et de curiosité. Certains les ont qualifiés de « branche conservatrice de l’Ordre Bénédictin »
précise Dom Devaux.